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30 mars, 2024
Netflix ou le sexe à la hussarde Mon grand âge (entre autres) me contraint à absorber des quantités totalement déraisonnables de télévision . Bien entendu -et vu- cette addiction n'a pas que de mauvais côtés même si Netflix , disons-le, n'a pas du tout arrangé les choses. Je me suis ici fixé une règle que je respecte à quelques exceptions près : jamais de séries ! Ces programmes, souvent extrêmement brillants d'ailleurs, ce qui les rend plus dangereux encore, sont conçus pour provoquer l' addiction . Je n'ai pas, jusqu'à présent, évité le tabac, la drogue et l'alcool pour tomber dans la serio mania ! Il faut vraiment ma passion pour le Japon ou la demande express d'une copine pour que je déroge à cette règle, privilégiant alors, dans cette situation extrême, les mini-séries. Mais Netflix, ce ne sont pas que des séries, ce sont aussi des films , qui sont donc mon choix. Encore faut-il trouver un long-métrage regardable, et là, c'est pas gagné. Car beaucoup consommer veut dire également beaucoup chercher et beaucoup hésiter. Fatigant… Structure d'un film Netflix Cependant, l'analyse des films diffusés par Netflix, et tout spécialement ceux produits par la chaîne soi-même, est très instructive. La structure-type d'un film de cette machine à addiction est bien établie et généralement sans surprises. Cela commence (trop) souvent par un atroce assassinat, un braquage dément, une sidérante catastrophe -avec une bande-son à l'avenant-, histoire de scotcher le téléspectateur à son écran. S'ensuivent divers temps plus ou moins faibles car personne, malgré son infinie résilience, ne saurait supporter de 90 à 140 minutes d'un tel régime. Le film retourne alors à un peu de raison, voire de modération, de calme, afin tout de même d'expliquer sommairement à l’addict qui est là en face de quoi il s'agit et de le laisser brièvement souffler. Surviennent ensuite diverses variations sur des thèmes comme la trahison, le meurtre (redoutablement populaire et écœurant sur Netflix), le dégoût après l’horreur -presque toujours quelqu'un vomit devant une cuvette de WC…-, le mensonge, la blague scato d’un ado, les tueurs en série, les patrons tyranniques, les escroqueries malines, la stérilité et la PMA, les familles recomposées en pleine crise, les handicapés qui surmontent brillamment l’adversité, les dystopies farfelues, les phénomènes paranormaux, la jetset new yorkaise et ses affaires de « cœur » : rien que des choses sympas en somme. Le tout baigne dans un langage où, côté anglo-saxon, les mots « fucking » et « fuck » règnent en maître. Mais un des éléments les plus intéressants sur Netflix, comme dans la vie d'ailleurs, c'est le sexe . Enfin plutôt la vision de la relation sexuelle qui est celle de la chaîne et qu'elle propage allègrement. Voilà le pitch : une femme et un homme (le concept homme-homme reste confidentiel, sans être absent) font connaissance, dans un bar ou une boîte en général. Au gré de multiples cocktails et trémoussements chaloupés sur la piste de danse, leur désir mutuel croît à une vitesse supersonique -disons en 2 minute 30 de film- et voilà qu'ils se retrouvent direct dans l'appartement de l'un des deux. C'est alors qu'une fois dans les lieux, après avoir réglé à toute allure l'étape du « Je te sers quelque chose ? » (l'alcool est un prince sur Netflix et le placement de produits n'y est pas pour rien), les deux personnages se jettent sauvagement l'un sur l'autre et s’arrachent mutuellement les vêtements dans un assaut aussi désordonné que maladroit et malaisant. Une fois détruits les trois-quarts des habits, l'homme, en général, prend la femme par la taille, la soulève, la plaque contre un mur, ou l'installe confortablement sur la cuisinière (éteinte, de préférence !), ou mieux encore : sur le plan de travail adjacent. Sexe et acrobatie Le film ne nous dit pas à combien de séries quotidiennes d'abdos et de pompes l'acteur-victime doit se soumettre quotidiennement pour réaliser pareil exploit. Le résultat en tout cas est là : une pénétration dans les airs, théorique et quasi immédiate, devient possible sinon aisée, d'autant plus qu'il reste encore quelques bribes de tissu intactes sur les épidermes. L'acte sexuel se commet alors hors champ. Il vaut mieux d'ailleurs, étant donné la profonde complexité de la chose. Voilà. Et alors, tout le monde est content. L'affaire est expédiée en une minute. Il faut dire qu'à force d'accumuler de la libido depuis la scène du bar, l'extase arrive vite. Enfin l'extase… Mais au fait, qu'en dit la femme ? Netflix nous épargne heureusement ces scènes éprouvantes de préliminaires interminables (dans un lit !!), de jeux amoureux subtils qui nuiraient irrémédiablement au rythme -capital !- du film. Bon, en quelque sorte, Netflix c'est le sexe comme chez les Huns mais sur la 5e Avenue… Il reste alors au metteur en scène à nous faire comprendre -gros plan sur le visage- si l'héroïne a joui ou non, si elle est satisfaite de l'assaut et quelle note elle attribue à son partenaire obligé (de une à cinq étoiles…). La soudaineté de l'attaque et le confort très relatif du plan de travail -celui à côté de la cuisinière- ont-ils conduit directement la belle jeune femme au septième ciel ? La question est posée et on peut bien le dire : nous connaissons la réponse. Mais au cinéma, c'est sûr, il faut savoir faire semblant. De nos jours, aux infos, on traite beaucoup de pornographie et de viol . Mais qui parle de ces scènes honteusement brutales, obscènes -ou comiques, c’est selon- servies sur Netflix aux jeunes et moins jeunes générations comme l'expression d'une relation sexuelle torride et réussie ? Résumons : vive le désir, vive la fougue et la passion ! Mais non au sexe express sur les plans de travail. Les quickies surprise, par derrière, face à l'évier et la vaisselle, peuvent certes avoir leur charme. Mieux vaut toutefois ne pas en faire une habitude, encore moins un modèle.
04 mars, 2024
L'imposture Betclic « Un but à Madrid fait vibrer Limoges » : c'est le titre d’une des dernières pubs pour la société de paris sportifs Betclic. Elle s'est -littéralement- affichée en France sur les espaces dédiés Jean-Claude Decaux, avec en sous-titre : « Betclic et le sport se vit plus fort ». Sur ce panneau, un jeune homme saute de joie sur son sofa parce qu'un but a été marqué à Madrid et que, sans doute, cela fait ses affaires de parieur. Des inscriptions diverses dont une en jaune, très visible, émanant du gouvernement, attire l'attention des parieurs sur les dangers des jeux . Des dangers très réels, en particulier au détriment des jeunes pauvres. L' addiction est sans doute ici le pire : abandonner son libre-arbitre, devenir dépendant, ne plus rien pouvoir contrôler et perdre parfois beaucoup d’argent. On comprend donc que figure aussi la mention « Interdit aux moins de 18 ans ». Nous savons depuis longtemps combien la publicité est capable de tout récupérer. Mon premier article dans la grande presse (« Le Monde diplomatique »), en mars 1993, en traite. Faut-il pour autant capituler et ne plus voir comment et à quel point elle nous prend pour des crétins, en se plaçant dans la position d' imposteur ? Au royaume de l'imposture Le dictionnaire « Le Robert » définit ainsi l’imposture : « Action de tromper par des discours mensongers, de fausses apparences ». Ou encore, concernant l’imposteur : « L’imposteur abuse de la confiance, de la crédulité d’autrui par des promesses, des mensonges, dans le dessein d’en tirer profit ». Voyons comment la pub Betclic correspond à ces définitions. D'abord l'opposition entre Madrid et Limoges . Tout le monde sait que Madrid est l'étoile scintillante du foot mondial, avec à sa tête le Real Madrid mais pas seulement. Et en face, que met Betclic ? Limoges ! Une toute petite ville en comparaison de la capitale espagnole. Limoges, un symbole parmi d'autres de la France profonde, oubliée, anonyme. Les concepteurs de cette pub savent-ils seulement que la porcelaine de Limoges est un des plus prestigieux fleurons de notre pays dans le monde, ou que le club de basket-ball de la ville a été, des années durant, le meilleur de France, même d'Europe et l'ossature de l'équipe nationale ? Des détails tout cela, donc ? La France rance, on vous dit ! Donc Limoges vibre grâce à Madrid et ses lumières. Merci Madrid. Mais aussi et c'est un point central : avec Betclic, « le sport se vit plus fort », nous dit-on. Ah oui ? Allemagne-France 1982, sans trace de paris sportifs et la victoire des Bleus en coupe du monde 1998, étaient moins forts qu'un Real-PSG d'aujourd'hui noyé sous les paris ? Parce qu'on parie, nous recevrions donc le foot plus fortement, nous vibrerions davantage ? Mensonge ! Ou plutôt ce sont les raisons de notre enthousiasme, devenu d’ailleurs relatif, qui ont changé. Selon Betclic, les paris renforceraient cette tension, ce suspense, cette saveur inimitable du jeu de foot et non les actions et gestes du sport lui-même. Menteries ! diraient les Québécois. Et surtout, l’excitation dont fait montre le jeune homme sur l’affiche provient davantage de sa perspective de gain que du match lui-même, du sport-jeu qu’est le foot. Avec les paris, on ne vit pas le sport plus fort, non, on le vit autrement et il n’est plus qu’un support pour tout autre chose, le mélange d’expertise et de hasard qui fait qu’un parieur peut gagner. Attention danger ! Si le monde qui nous entoure devient toxique et mensonger à ce point, plus rien n'existera, plus rien n'aura de valeur : le foot n'aura plus aucun sens ni saveur, le football que nous aimons mourra sous ce déluge de fake et d'impostures.
FOOTBALL
16 nov., 2023
Comment la télévision a asservi le football FIFA 23 », ou comment les jeux vidéo de foot inspirent la télévision Football télévisé et jeux vidéo : qui influence qui ?
19 sept., 2023
Mondial de rugby et télévision L e ralenti au pouvoir Nous connaissions (et avons travaillé sur) les matches de foot déstructurés par les ralentis -en moyenne, quelque 100 par match de Ligue 1- voilà maintenant la version rugby… Oh ce n’est pas d’hier dans le ballon ovale que les actions de jeu sont ainsi vues et revues. Mais ce qui nous est montré par les réalisateurs télé pendant cette Coupe du monde de rugby dépasse l’entendement. Le recours au ralenti est en effet devenu systématique. Pas une seule action de jeu qui ne soit l’objet de quelque cinq ralentis ! Parmi ceux-ci, quatre diffusent l’action elle-même, sous différents angles, le cinquième « offrant » un joueur en gros plan (visage). Il y a aussi des portraits de joueurs en rafale ; il faut dire que c’est dur de résister car au rugby les « tronches » sont légion… La série de ralentis comporte souvent une superloupe (ralenti très très lent, décomposant les gestes à l’extrême). Ralenti : la référence absolue Devant nos écrans, la « réalité » du rugby est ainsi massivem ent devenue le ralenti . L’évolution est pire encore qu’au foot, au moins quantitativement. Le match tel qu’il est vu depuis la meilleure place du stade (référence traditionnelle du football télévisé, et qui l’est encore en Angleterre et en Allemagne) devient presque un détail. Les « réals » filment le match réel entre deux séries de ralentis, parce qu’il faut bien le faire, mais il est clair que ce n’est pas ce qui les intéresse. Pour eux, ce n’est là que de la chair à pâtée pour la confection de leurs ralentis. C’est donc à une véritable inversion que l’on assiste. Le ralenti est désormais la référence , le plan large de l’action du match en direct -et non en différé , comme les ralentis !- devient accessoire. Les réalisateurs (deux Français et deux étrangers, selon nos sources), ainsi que leurs assistants chargés des ralentis, sont focalisés à l’extrême sur ce ballet étrange de corps massifs interprétant au ralenti un fait de jeu qui vient d’avoir lieu. Mais il arrive aussi que parmi ces ralentis se glissent des images bien antérieures à l’action immédiate : celles des essais précédents, mais aussi et surtout une vaste galerie de portraits de joueurs, stockés et diffusés au fil du match. Les repères temporels sautent allègrement… Le spectacle des spectateurs Les spectateurs sont aussi une part importante du spectacle : visages grimés, Japonais et leurs oreilles mobiles de lapin -ils adorent le kitsch-, enthousiastes de tous bords avec leurs drapeaux (nationalisme bien vivant, et même plus que jamais) ! Tout cela produit un incroyable capharnaüm visuel. Il existe toutefois une différence : le football télévisé, en France notamment, est fortement axé sur la recherche des erreurs des arbitres : une sorte de VAR officieuse qui a débouché maintenant sur la VAR officielle… Au rugby cette obsession est moins flagrante : on laisse ça à la cabine de la VAR, au travail duquel, évidemment, les réalisateurs contribuent étroitement. Au rugby, c’est moins la recherche de la « vérité » -tellement hypothétique, on le sait maintenant- qui compte que le show des corps qui s’entrechoquent, des protège-dents qui giclent, du sang qui coule. En tout cas, c’est « ralentis partout » ! Devant une telle tyrannie, on peut même se demander si, un jour, il n’y aura plus que des ralentis… Alors, on sera complètement sortis du sport. Mais pour entrer dans quoi ? Photo : Alexas, Pixabay
26 août, 2023
Le feuilleton Mbappé Si, dans ma région, je dis que je travaille sur le foot et les médias, on me demande : « Sur le RC Lens ? ». Si je parle juste de foot en général (ici et ailleurs…) on me dit : « Alors, tout cet argent pour Mbappé, si c’est pas honteux, des sommes pareilles ! ». Point final. Moi je veux bien parler un peu du RC Lens, même s’il y a de vrais experts pour ça : ainsi Marion Fontaine, avec son « Le Racing Club de Lens et les « Gueules noires » », essai d’histoire sociale, Les Indes savantes, Paris 2010. Mais avec mes maigres connaissances, je n’irai pas très loin sur ce club… L’ascension actuelle -enfin, récente…- des Sang et Or est très sympathique, et elle nous change du pensum abrutissant sur le PSG et l’OM avec lequel les médias nous matraquent. Toutefois, le feuilleton du transfert de Mbappé (ou son non-transfert, à ce jour), soigneusement entretenu par les grands médias, avec L’Equipe en première ligne, qu’est-ce que j’en pense ? Et là, alors, oui, la question m’intéresse ! J’en pense d’abord, donc, que c’est un feuilleton . C’est là une des bases des médias modernes. C’est-à-dire que jour après jour, semaine après semaine, dans le cas de Mbappé mois après mois (année après année ?!) on tente de nous tenir en haleine avec un truc ad hoc, largement fabriqué, dont tout nous échappe. Tout ? Pas vraiment. Entre fascination et scandale A propos des transferts pharamineux, on peut lire la relation ambivalente du public à la fois pour le clinquant, le pouvoir des puissants, l’argent d’une part, d’autre part l’indignation -feinte, jalouse ?- contre « tout cet argent » scandaleusement versé aux footballeurs -en réalité à certains footballeurs seulement (et pas tant que ça)- et pendant leur si courte carrière… Ce cirque auquel nous sommes sans cesse conviés, « unes » ronflantes de journaux à l’appui, personnellement me bassine. C’est comme si tout le monde du football se résumait au devenir de Mbappé ! Il en reste un peu pour l’actualité (récemment le Mondial féminin, avec une splendide équipe d’Espagne) et puis le train-train du championnat, qu’il faut à toute force rendre attrayant. Mais enfin de quoi parle-t-on sur les réseaux sociaux et dans les bistrots, qui se rejoignent souvent, d’ailleurs. Il est triste de voir quelques-uns de nos meilleurs journalistes de sport -D.Riolo et G.Schneider par exemple- passer autant de temps sur ce « dossier », jouer aux pseudo-devins sur ce que va faire-devenir Mbappé. Kylian « imprime » partout. Et alors, qu’en dire ? Que ça négocie sec de tous les côtés, PSG et Real Madrid en tête. Ce dernier club est apparemment le rêve de tout grand footballeur, l’Eldorado complet, et a donc les meilleures chances d’accueillir (quand ?) Kylian Mbappé. Le vide quotidien Mais qu’apprend-on de nouveau, au jour le jour, sur cette affaire ? Quasiment rien : une confirmation, une infirmation, un « peut-être »… Pas grand’ chose donc, en réalité, et même allez, disons-le, rien. A part, au mieux, un léger frémissement, un minuscule revirement, une déclaration un peu moins « langue de bois » que les autres. Alors les spéculations prennent le relais. On suppute, on suppute. La supputation est l’ersatz de l’information : il est ce qu’on dit ou écrit quand on n’a aucune vraie info. Champion des champions, le site de Google prend chaque jour ses lecteurs pour des nigauds en annonçant avec tambours et trompettes de minuscules « scandales », des déclarations sans intérêt mais montées en épingle (double !), en posant de fausses questions, auxquelles les internautes doivent accéder par de vrais clics ! Le marché du vide s’étend sans cesse, porté par des internautes dupés et qui se laissent aisément duper. Réjouissante situation… Ce système Google a ses stars : Ménès , Riolo , Laure Boulleau et… les programmes de Netflix . Que voilà de la belle info ! Le joueur en question, donc ici Mbappé , est immense, très intelligent ; il est sympathique, malin, et porte un semblant de ces valeurs si peu mises en avant dans ces « quartiers » dont il est issu. Hallelujah, donc ! Mais ce dont nous parlons ici, c’est de l’impact médiatique de ces tractations interminables et de ce que cela implique pour nous « citoyens » (en principe...) dans notre rapport à l’ information . Mbappé... et quoi d'autre ?! Or là, le désastre est total. Pendant que le cirque Mbappé déroule ses fastes monotones, qui parle, dans les médias, du football amateur, de pédagogie, d’éthique, de l’avenir du football, du règne indécent de Gianni Infantino sur la FIFA et des conséquences réelles de la VAR, qu’il a imposée ? Pas grand monde. Seuls Libération et Le Monde sauvent à peu près l’honneur, comme d’habitude, peut-on dire, mais même eux pourraient beaucoup mieux faire. Sur Twitter, Nicolas Vilas Boas a trouvé la formule qui convient pour décrire le feuilleton Mbappé : « Selon nos informations, Kylian Mbappé pourrait rester ou quitter le PSG. Une prolongation n’est pas à exclure, tout comme un transfert, voire status quo ». C’est brillamment dit. Ce tweet a récolté 1930 « j’aime »… (A suivre...) Photo : Pexels, Pixabay
par Cédric Maiore 24 août, 2023
Par Cédric Maiore
12 août, 2023
Au football, l'i dentification est si forte qu'elle s'impose au-delà des facteurs rationnels et de la nationalité. Le spectateur y vit sa réussite ou son échec social, il se projette dans les exploits et les déboires des joueurs. L'évolution économique et juridique du football rend les identifications plus complexes que par le passé, et un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes y est pour beaucoup. Après l'arrêt Bosman du 15 décembre 1995, les clubs purent en effet engager autant de joueurs communautaires qu'ils le voulaient, et le résultat fut la dérégulation du marché des transferts . Les clubs les plus riches achetèrent alors les meilleurs joueurs à coup de salaires inouïs, au détriment des petites équipes. Le foot entrait « dans le libéralisme sauvage » (Site courrierinternational.com, 4 juillet 2003). Cette décision a révolutionné le football professionnel. Née d'une intention louable, elle n'en finit plus de déployer ses effets pervers. Les équipes de clubs comportent désormais un nombre imposant d' étrangers ; ainsi les spectateurs londoniens d' Arsenal ont-ils passionnément soutenu, pendant des années, leur équipe entraînée par un Français, Arsène Wenger , et composée très majoritairement de joueurs étrangers, en particulier français. L'attachement au club, au stade, au terrain l'a emporté sur des affinités ou aversions -géographiques, nationales, raciales- habituelles dans les autres domaines de la vie. Au comble de l'incertitude... L' incertitude du résultat et l' instabilité du jeu sont des facteurs déterminants. Voici ce qu'en dit Pierre Clanché : « Si le match de football met le spectateur dans un tel état de passion, c'est parce que c'est un sport particulièrement instable et donc imprévisible : un petit club d'amateurs peut, de la façon la plus régulière, battre un club professionnel du plus haut niveau » [1] . C'est parfois le combat de David contre Goliath, mais dont on ne connaîtrait pas le résultat à l'avance. Et le bonheur de la victoire ne tient qu'à un fil. On se surprendra alors à se passionner pour une partie de village à l'enjeu très relatif. Le football est toujours au fond une affaire de vie ou de mort, et le match suivant, tout recommence. Il y a aussi l' interpénétration des lignes , que décrit P.Clanché : « Le football est le plus enchevêtré des sports d'équipe symétriques », ce qui génère un désordre permanent (contrairement aux jeux traditionnels qui sont très ordonnés) [2] . « L'instabilité est un état paradoxal. Le spectateur souhaite la stabilité où il sera en paix, pour un moment, mais vit de l'instabilité, qui le tourmente quel que soit l'état de maîtrise ou de domination de son équipe. » Norbert Elias et Eric Dunning offrent une analyse très fine des mécanismes psychologiques du jeu de football et constatent que : « la configuration de jeu qui donne le plaisir optimum est généralement une lutte prolongée sur le terrain entre deux équipes de force et d'adresse égales » [3] . Beaucoup de matches comportent peu de buts : 0-0, 1-0, 1-1, 2-1... Même à 3-0 une forme d'anxiété demeure, qui est aussi l'envie que le délicieux suspense revienne. Malheur aux commentateurs qui, souvent, croient trop tôt un match « bouclé ». Dans certaines compétitions, si les équipes ne peuvent pas se départager, on procède à la séance des « tirs au but », moment très télégénique où la tension est à son comble. L'importance du suspense est cruciale et les amoureux de football savent combien devient insipide la vision d'un match que l'on a enregistré au magnétoscope, quand on en apprend le résultat sur le chemin du retour chez soi. Une crainte archaïque L'incertitude se mêle d'une sorte de crainte archaïque , que les commentateurs mettent en scène, jouant à se faire peur : « Il y a le feu ! », « Attention à cette attaque, attention ! » : Jean-Michel Larqué, sur TF1, a été un grand spécialiste de ces alertes. Délicieux frisson d'un danger virtuel , de l'ennemi envahisseur qui déboule sur notre territoire en larges offensives, version ludique d'antiques invasions déployées sur l'horizon. Le hasard et les coups du sort font aussi pleinement partie du football; un faux rebond, une décision arbitrale contestable, la blessure d'un joueur peuvent faire chavirer un match. [1] « Football, instabilité et passion », in Le spectacle du sport, Communications, Seuil 1998, p.10. [2] Bernard Jeu distinguait trois catégories d’espaces dans le domaine des sports. La troisième était celle des « espaces interpénétrés » dans laquelle le football vient bien sûr s’inscrire. [3] « La quête du plaisir », in Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Fayard 1994, p.116.
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